Histoire L'hiver 1708-1709 est resté dans la mémoire collective comme « Le grand hiver ».

Météo-France

Le grand hiver 1709

06/03/2020

L'hiver 1708-1709 est resté dans la mémoire collective comme « Le grand hiver » auquel il convient de se référer en cas d'hiver très froid.

Interview : Emmanuel Le Roy Ladurie

Pourquoi cet hiver a-t-il marqué durablement les esprits ? Quel était le contexte socioéconomique et politique de l'époque ? Nos questions à l'historien Emmanuel Le Roy Ladurie.

Météo-France : L'hiver 1708-1709 a-t-il vraiment été particulièrement rigoureux ?

E. Le Roy Ladurie : Il a en tout cas été marqué par des périodes de froid exceptionnelles, pour autant que les données de l'époque nous permettent d'en juger. Au cours du XVIIe siècle, les premiers appareils de mesure de la température, apparus vers 1567, se sont perfectionnés et leur usage s'est répandu progressivement. Ainsi, pour 1709, on dispose de séries de mesures, notamment à Paris où le mathématicien et physicien Philippe de la Hire les consigne plusieurs fois par jour dans des « journaux » conservés à l'Observatoire de Paris. Le médecin et botaniste français Louis Morin établit pour sa part des relevés de températures, conservés à la bibliothèque de l'Institut, trois ou quatre fois par jour, du 1er février 1665 au 13 juillet 1716. Cependant, à l'époque, le point de référence pour le 0 °C, la valeur intrinsèque du degré, le type de thermomètre, les conditions de mesure et d'étalonnage… sont loin d'être définis. Les données brutes dont nous disposons doivent donc être « retravaillées » pour pouvoir être comparées aux mesures actuelles. Elles sont cependant cohérentes entre elles et avec les nombreux témoignages écrits dont on dispose. Elles confirment qu'un froid exceptionnel a régné certains jours, notamment le 6 janvier 1709. Mieux encore, elles mettent en évidence des alternances de périodes douces et de froid intense entre octobre 1708 et avril 1709.

Les travaux de Jean-Pierre Legrand et de Maxime Le Goff, chercheurs au CNRS, sur les mesures de Louis Morin, donnent une idée plus précise du froid qui a sévi. La vague de froid qui démarre le 6 janvier 1709 s'étend sur onze jours avec des valeurs minimales entre -15 °C et -18 °C à l'exception du 17 janvier où elle n'est que de -7,5 °C. Le dégel s'amorce le 24, avant une nouvelle vague de froid, du 4 au 10 février avec des températures minimales de l'ordre de -5 °C. Les températures remontent ensuite de manière spectaculaire pour atteindre 12 °C avant de rechuter entre le 21 février et le 3 mars avec un minimum de -13,5 °C le 24 février. Les observations de Louis Morin sont extrêmement complètes, puisqu'il indiquait également la pression (alors mesurée en pouces et en lignes) ainsi que le vent. On identifie ainsi des périodes anticycloniques associées à un vent d'est ou d'est-nord-est soutenu, qui sont sensiblement en phase avec le début des périodes les plus froides.

L'historien Marcel Lachiver a, pour sa part, en confrontant les témoignages oraux et les mesures disponibles à Paris, Montpellier, Bordeaux et Marseille, identifié sept vagues de froid successives. Il insiste sur le caractère extrêmement délétère pour la végétation de ces alternances de périodes de douceur et de grand froid.

Météo-France : Que nous apprennent les récits de l'époque ?

Les témoignages écrits abondent dans les paroisses, les villes, les hôpitaux et à la Cour de Louis XIV. Le Duc de Saint-Simon qui, d'ordinaire s'attache plutôt à dépeindre la vie à Versailles, souligne, à plusieurs reprises, le caractère exceptionnel de l'hiver 1709 avec, par exemple, mention des rivières solides jusqu'à leur embouchure et [des] bords de mer capables de porter des charrettes. Pour donner une idée de l'intensité du froid, il précise que l'eau de la reine de Hongrie, les élixirs les plus forts et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles. Il insiste sur les pertes subies en matière d'arbres fruitiers y compris la vigne, sur la cherté du pain en accusant le contrôleur général des finances, Nicolas Desmarets, de couvrir les spéculateurs. Il raconte aussi comment la décision de semer de l'orge pour remplacer les blés d'hiver détruits permit d'éviter la famine. Les émeutes de subsistance sont commentées plusieurs fois dans ses écrits. Saint-Simon ne résiste pas au plaisir de nous conter la mésaventure de Monseigneur (le fils aîné de Louis XIV) dont le carrosse est assailli...par des femmes en grand nombre, criant du pain, alors qu'il se rendait à l'Opéra, et qui, du coup, n'osa plus se rendre à Paris. Le mémorialiste fait également état de la triste condition des Armées du roi : les officiers particuliers mouraient de faim avec leurs équipages. Dans La clef du cabinet de mars 1709, qui ne traite habituellement que de politique étrangère, on trouve, outre une chronologie précise de l'arrivée du froid sur le royaume, cette mention : Il est mort partout une infinité de personnes de tout sexe & tout âge, principalement des enfants & des vieillards, parmi ceux qui n'avaient pas les commodités de se garantir contre un froid si extraordinaire, on a trouvé des familles entières mortes de froid...

Plus près du peuple, les registres paroissiaux abondent en descriptions apocalyptiques de la période. Ils insistent sur les difficultés à procéder aux enterrements mais ne manquent pas d'insister sur les œuvres de charité organisées pour subvenir à la détresse des plus pauvres, notamment les distributions des potages par les dames les plus aisées.

Météo-France : Quelles en ont été les conséquences démographiques ?

Le nombre de décès liés à la crise de 1709 avoisine 600 000. Selon M. Lachiver, environ 100 000 personnes seraient mortes du froid au premier trimestre 1709, 200 000 personnes seraient ensuite décédées suite à la malnutrition jusqu'à l'automne 1709. On enregistre 300 000 décès liés aux épidémies (dysenterie, typhoïde, typhus, scorbut ...) particulièrement meurtrières sur des individus sous alimentés jusqu'en 1710. Toutes les tranches de la population ne sont pas également touchées : les plus pauvres, les enfants et les plus âgés sont les plus vulnérables.

Ces chiffres, bien que très élevés, ne sont cependant pas comparables à ceux observés en 1693-1694. Sur cette période, les historiens s'accordent pour évaluer à plus de 1. 300 000, le bilan d'une hécatombe due à des récoltes catastrophiques en lien avec un printemps 1693 très pluvieux et un échaudage à l'été qui ruinent les moissons alors que celles de 1692 étaient déjà déficitaires.

Météo-France : Que fait Louis XIV face à cette situation exceptionnelle ?

Le Roy Ladurie : En 1709, la France est en guerre depuis février 1701 pour la succession d'Espagne et la situation économique du pays est loin d'être florissante. Cependant, le pouvoir politique, qui avait été pratiquement sans réaction lors de la crise de 1693-1694, prend des mesures : interdiction d'exporter du blé (décembre 1708), autorisation de resemer de l'orge (avril 1709), recensement des stocks de céréales (avril 1709), contrôles visant à freiner la spéculation, châtiments exemplaires pour les contrevenants, expulsion des mendiants étrangers à la ville, contributions spéciales pour des bureaux de bienfaisance ou des comités de charité, distribution de soupes, ouverture d'ateliers publics…

Le pays va cependant connaître plusieurs émeutes de la faim à Paris et surtout en province, dès février 1709 et ce jusqu'à la fin de l'été. Jean Nicolas en dénombre 10 en février, 28 en mars, 57 en avril, 49 en mai, avant que leur nombre ne décroisse progressivement. Il insiste sur le fait qu'elles sont particulièrement violentes en province comme à Reims, Tours, Toulouse, Rouen, Caen, Saint-Flour…Les femmes, qui protestent contre le prix exhorbitant du pain, sont souvent en première ligne, et la répression qui s'abat sur les manifestants ne les épargne pas. Une ouvrière en soie est ainsi pendue en représailles sur la place du grand marché à Tours. À Paris, les émeutes sont, paradoxalement, moins violentes, à l'exception de celle d'août 1709, où les autorités se retrouvent incapables de gérer l'affluence de volontaires pour effectuer des travaux de terrassement en échange de pain.

Le secours du potage à Paris pendant la famine de 1709 d'André Le Roux, Musée Carnavalet

D'après Saint-Simon, le Roi semble avoir été affecté par les Placards affichés dans Paris et les pamphlets qui se multiplient. Pour autant, son principal souci semble avoir été d'arrêter une guerre qu'il n'a plus les moyens de continuer. Son « Appel au Peuple », lu, en juin 1709, dans les églises, et par lequel il justifie sa décision de poursuivre la guerre et sollicite le soutien des Français, traduit les limites de la monarchie absolue qu'incarnait jusqu'alors Louis XIV.

Météo-France : Pourquoi cet hiver a-t-il marqué la mémoire collective ?

E. Le Roy Ladurie : Cela peut paraître étonnant, car, il y a eu des hivers tout aussi sévères, voire plus, avant et après, d'un strict point de vue climatologique (températures, nombre de jours de gelée...). Citons, par exemple, les grands hivers du bas Moyen-Âge (1315, 1420,…) mais aussi celui de1788-1789 où on enregistre le record historique du nombre de jours de gelée à Paris (86 jours de décembre 1788 à février 1789), les hivers 1829-1830, 1879-1880, 1916-1917, ou plus près de nous ceux de 1956 et 1963.

Pour autant, l'hiver 1708-1709 est resté dans la mémoire collective. Il a été abondamment décrit et étudié. Il intervient dans un contexte de guerre qui a appauvri la France et les Français. Les grands hivers qui suivront lui sont toujours comparés. Peut-être parce qu'il signe la fin des grandes mortalités : après 1709, les décès se compteront en milliers ou en centaines, plutôt qu'en centaines de milliers.

Bibliographie

Legrand JP., Le Goff M., 1992. Les observations météorologiques de Louis Morin entre 1670 et 1713, Monographie de la Direction de la météorologie nationale, n° 6.

Lachiver M., 1991. Les années de misère- La famine au temps du Grand RoiParis, Fayard, 566 p.

Dupâquier J., 1991 Histoire de la population française – De la Renaissance à nos jours. Vendôme, Presses universitaires de France, 601 p.

Le Roy Ladurie E., 2005. Histoire humaine et comparée du climat – Canicules et glaciers XIII°-XVIII°. Paris, Fayard, p. 509-518.

Saint-Simon L, 1927. Mémoires, Editions commentées d'A.de Boislisle pour Hachette, Tome XVII.

Revue « La clef de l'étranger » : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1050076/f167.image

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8614615k/f439.image

Rousseau D., 2013. Les moyennes mensuelles de températures à Paris de 1658 à 1675 : d'Ismaïl Boulliau à Louis Morin, La Météorologie, 2013, n° 81 ; p. 11-22 https://doi.org/10.4267/2042/51098.

Nicolas J., 2008, La rébellion française, Folio histoire, p. 355-367.